Il a beaucoup plut cet automne, et Harpon va devoir tondre de nouveau. Il fait de plus en plus frais, et elle doit se résoudre souvent à dormir à l'intérieur de la maison, chassée de son hamac du jardin par une pluie battante.

Ces soirs, elle en profite souvent pour aller pêcher à la ligne. La pluie est facile à supporter en mer. En journée, elle pêche au filet dans les eaux poissonneuses, mais la pêche à la ligne est ce qu'elle préfère. Harpon pose aussi quelques casiers, pour l'hiver, mais elle n'a pas vraiment de goût pour ce procédé, qu'elle trouve trop passif. Parfois, les casiers se cassent. Elles préfère presque les remplacer que les utiliser.

Cette nuit a été favorable, elle a pris coup sur coup deux bars, et en jetant sa dernière ligne, à l'aube, un magnifique lieu jaune de huit kilos. Un lieu, c'est une belle prise. C'est un poisson qui se débat, s'il est mal pêché.

Harpon l'a abattu soigneusement. Sur son premier bateau, apprentie, elle a commencé à se familiariser avec la technique de l'ikejime. En prenant à garde à ne pas se faire mordre, avec des gestes maitrisés, elle a introduit une longue lame sous la tête du poisson, jusqu'au cerveau. Elle l'a tué instantanément, et puis l'a glissé dans la glacière. Ensuite, elle a nagé une heure, puis elle est rentrée au port.

La Selkie est ancrée à l'abri. Elle a confié au poissonnier les deux bars. Sa canne et son moulinet ont été rincés à l'eau claire. Sa salopette cirée et ses bottes sèchent au soleil timide qui se fortifie en montant dans le ciel.

Elle jette un dernier regard à la mer avant d'entrer dans sa maison. Elle prend une douche, et  trouve une chemise présentable. La visite qu'elle prévoit de faire aujourd'hui la rend un peu nerveuse. Sa chemise est informe, mais ça fera aller. Charlotte Rosenqvist est costumière, mais elle n'a pas l'air du type à se plier à un dress code.  

Maintenant, dans son grand évier en inox, elle vide soigneusement le lieu. La chair est intacte et transparente. Elle rempli de glace et de saumure neuve sa glacière, et y replace le poisson. On arrive sur le coup de huit heures. Harpon lave soigneusement ses mains. Elle a l'impression de toujours sentir le poisson, même douchée, mais après tout, elle est pêcheur.

Ce lieu sera un cadeau idéal en échange du bouquet que Charlotte lui à donné. Pour Elin. Harpon sent son cœur battre à cette pensée. Est-elle si amoureuse que c'est la seule chose qu'on peut lire dans son visage ? Elle serait encline à le croire. Sa vie a basculé quand Elin y a refait surface, et tout son quotidien s'enroule autour de la selkie. Quand elle ne la voit pas, elle pense à elle. Elin a aimé le bouquet, et Harpon s'en veut de ne pas avoir eu l'idée de lui en offrir un d'elle même.

Un poisson en remerciement, donc. C'est le week-end, mais elle ne sait pas si Charlotte sera présente chez elle. Ca ne fait rien, elle a mentionné qu'elle employait une bonne ou une cuisinière. Harpon parie qu'elle fera des merveilles avec son poisson. Elle a décidé en voyant sa prise que ce serai ce poisson là. Le lieu a un goût subtil, et surtout, il a peu d’arêtes. Il plait aux enfants. Harpon espère que la jeune fille de Charlotte pourra y gouter.

Charlotte Rosenqvist. Elle avait entendu parler de l'accident de ses parents, entendu dire par quelqu'un que Harpon était de retour en ville. A son tour, Harpon s'est renseigné. Elle a demandé au poissonnier, à la poissonnière, et à quelques un des autre pêcheurs et plaisanciers qu'elle commence à connaître. Elle a été surprise de toutes les rumeurs en circulation. Elle, qui a passé presque toute sa vie dans des grandes villes, a trouvé cela effarant.

Apparemment, les Rosenqvist sont une riche famille, qui visitent la ville depuis plusieurs décennies. Ils possèdent une propriété où Charlotte vit. Elle travaille pour le théâtre, d'après ce qu'à compris Harpon, et scolarise sa fille à Osynligskog. Elle n'a eu aucun mal à obtenir l'adresse de la grande maison. Harpon a entendu les rumeurs les plus folles sur la famille, la fille, Charlotte. Ils seraient sinistres selon les racontars les plus fous, bizarres, dangereux, excentriques pour le moins. Harpon aurait pensé que tout cela était bien fantaisiste si elle n'avait pas rencontré Charlotte. Peut-être que tout est vrai.

Charlotte lui a parlé de promise, comme si elle avait lu ses pensées. Elle lui a donné un bouquet pour Elin, qui est une selkie. Harpon est sûre qu'elle sait quelque chose de parfaitement étrange.

Elle rumine ses pensées en arrivant à pieds devant la grande demeure bourgeoise, aux murs d'un blanc propre et accueillant. Elle entre dans le jardin d'un pas volontaire et sonne à la porte juste avant neuf heures.

La porte s'ouvre d'un coup. Charlotte lui ouvre avec un grand sourire. Elle est déjà tirée à quatre épingles. Elle pourrait en remonter à Morticia Addams. Harpon se sens mal fagotée, même avec sa chemise des bons jours. Bah, aucune importance. Elle est pêcheuse après tout, et ce n'est pas comme si Charlotte montrait le moindre égard aux des convenances. Harpon aurait juré qu'elle porte une foutue robe de mariée. Une robe de mariée ! Un samedi matin, juste pour prendre le petit déjeuner. Quelle foi Charlotte doit-elle mettre en elle même, pour ne pas avoir peur de tacher - une robe avec une traine ?

Harpon laisse de côté ces préoccupations vestimentaires. Ce n'est vraiment pas ce qui l’intéresse chez Charlotte. Et ses parents morts ne sont pas ce qui intéresse le plus Charlotte. Voila qui est rafraichissant. Harpon se laisse entrainer dans la maison. Son hôte la présente avec chaleur aux autres occupants.

"Mathilde ! voit qui vient nous rendre visiter ! la pêcheuse dont tu m'avais parlé, dont je t'ai parlé ! Oh ! êtes vous venue apporter le fruit de votre labeur ? Dorothea sera ravie ! mais vous venez bien tôt...se pourrait-il que vous souhaitiez le préparer aux côtés de notre cuisinière ? Je vous laisse retirer vos chaussures, il y a des pantoufles sur le rangement à droite...Mathilde !"

Et comme une apparition fantomatique, avec la facilité de quelqu'un qui aime et connait sa maison dans les moindres recoins, Charlotte disparait. Harpon regarde autour d'elle. L'entrée est lumineuse et aérée. Elle avait peur que la maison soit un château gothique, rempli d'objet entasser et qui sentent le moisi. Elle n'aurait pas pu y mettre les pieds. Ici, ça va. Tout est propre, lisse. Les couleurs sont rares, la décoration apaisante. Le plafond est très haut, ce qui soulage instantanément Harpon. Avantage des vieilles demeures bourgeoises. Chères à chauffer, mais pas étouffantes d'étroiteté.

La demeure est imposante. Un très bel escalier en colimaçon habille l'espace. Harpon s'agenouille pour se déchausser. Ce serai chouette de pouvoir aider Mathilde à préparer sa pêche. Harpon adore écouter les conseil des cuisiniers. Elle enfile les chaussons, qui sont surprenamment confortables, et se redresse. Du coin de l’œil, elle voit des pieds d'enfants, et une silhouette qui s'évapore immédiatement.

Ça doit être Dorothea, la fille de Charlotte qu'elle protège comme une mère oiseau. Elle est vive comme un jeune lançon. Harpon est curieuse, mais espère qu'elle ne dérange pas l'enfant chez elle, un jour sans école. Si Dorothea a trop peur, elle partira, pense-t-elle.

Elle trouve la cuisine sans difficulté. Elle salue la cuisinière - Mathilde - avec un peu de nervosité. Est-elle plus normale que son excentrique employeuse. Elle s'affaire avec des gestes très surs. L'odeur est divine. Fruits, cannelle, pain. Harpon espère que si elle reste un peu, elle pourra gouter à la cuisine de Mathilde.

"Hm, excusez-moi... J'ai apporté un lieu jaune, j'espère que vous pourrez en faire quelque chose ? Pêche du jour"

Parmi la cuisine parfaitement bien tenue, un peigne dénote. Surement celui de Charlotte, déduit Harpon. Elle ne se réveille donc pas parfaitement apprêtée, prête à faire jaser toute la ville. Voilà qui est rassurant.

"Donc, où est ce que je pourrai me laver les mains ? Et où voulez vous que je mette le poisson ?" demande Harpon d'une voix hésitante.